Diplômé de l’Université d’État d’Haïti comme avocat et gestionnaire, Dr. Ludovic

Comeau Jr. a enseigné les littératures françaises et haïtiennes dans plusieurs

institutions secondaires en Haïti et a collaboré comme critique littéraire dans les

principaux quotidiens haĂŻtiens, le Nouveau Monde et le Nouvelliste. Au cours des

années 1980, il a aussi travaillé comme Préfet des Études au Petit Séminaire Collège

Saint Martial, traducteur d’anglais et d’espagnol au Ministère des Affaires Étrangères

et Directeur du Personnel au Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des

Sports. Il a voyagé en 1991 aux États-Unis d’Amérique en qualité de boursier

Fullbright. Il a obtenu un MBA et un doctorat en sciences Ă©conomiques Ă  University

d’ Illinois à Chicago.À son retour à Haïti en 1997, à la fin de ses études universitaires,

il a travaillé comme Directeur de la Monnaie et de l’Analyse Économique (Économiste

Principal ) à la Banque de la République d’Haïti, et aussi comme professeur de gestion

et d’économie à l’Université Quisqueya.Revenu aux États-Unis en 2001, Dr. Ludovic

Comeau Jr. réside actuellement à Chicago où il enseigne les sciences économiques

Ă  DePaul University.

   Ludovic Comeau Jr.

   DePaul University

   LittĂ©rature Orale HaĂŻtienne: Analyse d’un Nouvel Apport

 

 

   Le conte haĂŻtien vient de s’enrichir d’une apprĂ©ciable contribution avec la parution, Ă  la fin de

   l’annĂ©e dernière, de “Ti Oma” de Charlot Lucien. “Ti Oma”, première sortie de ce dernier

   dans le genre du conte, est un CD dont les trois nouvelles Manto Twopikal, Ti Oma et Mèt

   Monplaisir Tribun recèlent de qualitĂ©s qui font d’emblĂ©e ce nouveau conteur viser une place de

   choix sur le sentier d’excellence tracĂ© par l’œuvre de Maurice A. Sixto

         On se souvient certainement du passage fulgurant de celui-ci dans l’histoire littĂ©raire orale

   haĂŻtienne au cours des annĂ©es 1970 et 1980. Conteur extraordinaire au talent de gĂ©nie, Sixto

   y effectua une entrĂ©e magistrale et gratifia le public d’au moins deux bonnes douzaines

   d’audiences succulentes et diverses qui firent de lui une vĂ©ritable gloire nationale. Le public

   haĂŻtien ne finit pas de savourer Zabèlbòk Bèrachat, Ti Sentaniz, Madan Jul, Gwo Moso

   pour n’en citer que quelques-unes, sans nĂ©gliger ce poignant Ă©pisode de l’injustice sociale

   haĂŻtienne qu’est LĂ©a KokoyĂ©. On ne saurait oublier ce rĂ©pertoire de morceaux choisis qui, deux

   dĂ©cennies plus tard, n’ont pris aucune ride et ont pu laisser une empreinte durable sur la

   mĂ©moire collective haĂŻtienne. En des tableaux scrupuleusement rĂ©alistes, Sixto nous a prĂ©sentĂ©

   des personnages prisonniers d’eux-mĂŞmes, de leur destin, de leur environnement. Ses crĂ©ations

   sont comme un traitĂ© d’études de caractères.

         Depuis une quinzaine d’annĂ©es que ce pionnier est dĂ©cĂ©dĂ©, les admirateurs ne se consolent

   pas de son absence et ne cessent de soupirer après la venue d’un autre conteur dont le talent

   pourrait prĂ©tendre faire honneur Ă  son Ĺ“uvre et en assurer une relève acceptable.Dans

   l’intervalle, faut-il bien reconnaĂ®tre, une puissante lueur d’espoir brilla avec l’émergence de la 

   production de Jean-Claude Martineau, dit Koralen.La force de l’inspiration de Martineau offrit

   une autre perspective Ă  l’art de dire, par la parole ou la plume, nos mĹ“urs et travers avec

   pittoresque et humour. En se constituant le cĂ©1Ă©brant principal du mariage du conte et de la

   poĂ©sie, Martineau surprit les inconditionnels de Sixto qui, sans doute, ne s’attendaient qu’à une

   reprise de la verve moqueuse et de la manière panachĂ©e de ce dernier 1. Au contraire, et

   pour le bonheur tant du genre que du public, Martineau crĂ©a un style original difficile Ă 

   Ă©muler parce qu’il exige l’expression simultanĂ©e d’attributs aussi variĂ©s qu’une grande

   sensibilitĂ© agrĂ©mentĂ©e de lyrisme, un don pour l’observation et la peinture et une capacitĂ© Ă 

   ciseler le vers crĂ©ole, le tout renforcĂ©, comme dans le cas de Sixto, par un clair

   engagement en faveur de la justice sociale.

         De trop rares morceaux comme Flè Dizè, Twa Pa, Camelo et Tèlson offrent pure

   dĂ©lectation Ă  l’esprit et aux sens. L’auditeur ravi se laisse sans effort entraĂ®nĂ© par la cadence

   d’une composition Ă©quilibrĂ©e qui, mĂ»e par un admirable Ă©lan crĂ©ateur, berce comme une

   symphonie. Il se rĂ©jouit mĂŞme d’être en l’occurrence tĂ©moin d’un bel Ă©talage des richesses

   rythmiques et harmoniques de la langue crĂ©ole. De tels morceaux sont aussi, pourrait-on dire,

   de vrais filalang² puisque, l’appĂ©tit venant en mangeant,  on ne cesse d’en espĂ©rer davantage,

   mais en vain. C’est comme si Martineau tenait son public Ă  l’odeur d’un fricot irrĂ©sistible.

         Le CD “Ti Oma” vient donc combler une longue attente qui n’a que trop durĂ©. Ses trois

   pièces renferment un potentiel et des qualitĂ©s qui en font comme des fleurs offrant la promesse

   d’une belle moisson Ă  venir. Leur auteur, Charlot Lucien, y offre une performance qu’à ce stade

   initial de sa carrière d’artiste narrateur je trouve remarquable. Je n’hĂ©site pas Ă  dire qu’avec

   le CD “Ti Oma”, je vois pointer Ă  l'horizon un conteur dont le talent semble de taille Ă 

   reprendre et vivifier la merveilleuse tradition laissĂ©e par le maĂ®tre gĂ©nial que fut Maurice

   Sixto. Bien sĂ»r, Lucien devra s’atteler sans relâche au dur labeur de parfaire et de mĂ»rir son art.

   Car, Ă  n’en pas douter, c’est un objectif gigantesque que celui de replacer le conte sur le

   piĂ©destal oĂą le hissa l’illustre devancier. Il n’est pas facile d’égaler du premier coup un Sixto qui,

   me suis-je laissĂ© dire, n’a rendu son Ĺ“uvre publique qu’à la suite sans doute de nombreuses

   annĂ©es de pratique dans le privĂ©. Je ne puis en effet concevoir que ce dernier ait pu, comme

   “coup d’essai”, frapper le coup de maĂ®tre que fut LĂ©a KokoyĂ© sans avoir longuement et

   soigneusement exercĂ© son talent devant d’innombrables cercles de parents et d’amis.

 

   Les mĂ©rites d’une belle Ĺ“uvre

 

         Le talent ne manque pas Ă  Lucien, si l’on en croit l’étalage qu’il en fait dans “Ti Oma”.

   Une qualitĂ© des pièces contenues dans ce CD rĂ©side dans leur effort rĂ©ussi d’originalitĂ© quant Ă  la

   manière de dire. Lucien a su Ă©viter le danger d’organiser son Ă©noncĂ© oral comme une sorte de

   “Sixto junior”. Une telle rĂ©alisation, vĂ©ritable pari qui n’était pas nĂ©cessairement facile Ă  gagner,

   est d’autant plus mĂ©ritoire que Ti Oma et Mèt Monplaisir Tribun abordent deux questions

   qui ont occupĂ© une place de choix dans le rĂ©pertoire des sujets ayant retenu l’attention de Sixto:

   la domesticitĂ© des enfants et le penchant de certains politiciens du milieu pour la dĂ©bauche.

   De plus, le parler de Sixto Ă©tant tout simplement un parler authentiquement haĂŻtien, il n’est pas

   aisĂ©  de mettre directement sur scène des personnages typiques du milieu sans paraĂ®tre

   parodier cet extraordinaire imitateur. Dans un tel contexte, l’originalitĂ© doit rĂ©sider dans la  

   manière, laquelle doit clairement porter la marque de l’artiste sans laisser d’arrière-goĂ»t. Et

   Lucien a su faire preuve d’originalitĂ©. Il a certes empruntĂ© une ou deux expressions du

   vocabulaire de son prĂ©dĂ©cesseur: chemise blan nannan kokoyeÂł dans Manto Twopikal; ou

   encore, toujours dans la mĂŞme pièce, cette manière savoureuse de dĂ©signer la femme ou la

   concubine: “fa’m”, au lieu du “fan’m” habituel, rappelant ainsi le verbe flamboyant de Gwo

   Moso.

         Mais cela n’enlève rien au mĂ©rite de l’auteur. Il n’y a en fait qu’un seul passage oĂą j’ai pu

   dĂ©celer ce qui m’a semblĂ© la griffe de Sixto. LĂ , au cours d’une “leçon” en politicaillerie oĂą

   MaĂ®tre Monplaisir Tribun se fait instruire par un puissant protecteur sur la conduite Ă  tenir au

   sein du rĂ©gime duvaliĂ©riste en ce qui a trait Ă  la question de couleur, le mentor se lance dans

   une envolĂ©e oratoire que Lucien le fait terminer par un tonitruant “Messieurs!”alors que le

   bonhomme s’adresse au seul Tribun pareil Ă  celui que, dans La petite veste de galerie de papa,

   Sixto a mis dans la bouche de son avocat wongatè 4 du Bois Verna qui, pour la galerie,

   dĂ©blatĂ©rait sur les mĂ©faits du Vodou.

         Ă€ part ces peccadilles somme toute normales pourquoi devrait-on ignorer la richesse offerte

   par le talent crĂ©ateur d’un grand prĂ©curseur?, Lucien prend les commandes de son art et

   trouve son ton propre.Dans Ti Oma, en un saisissant tableau dont nous visualisons aisĂ©ment

   l’objet, il fait du public le tĂ©moin des misères subies par un enfant des campagnes en

   domesticitĂ© chez une famille de la classe moyenne de Port-au-Prince sans jamais nous remettre

   spĂ©cifiquement Ă  l’esprit Ti Sentaniz de Sixto. Et pourtant il dĂ©crit la mĂŞme rĂ©alitĂ©. Dans la

   mĂŞme pièce, sans jamais clairement nous rappeler aucun de ces intellectuels dĂ©peints par Sixto , 

   il met en scène avec la mĂŞme prĂ©cision MaĂ®tre Barnave, un “HaĂŻtien intelligent et responsable”

   qui n’a pu trouver meilleure utilisation pour ses mĂ©ninges que des calculs arithmĂ©tiques Ă©puisants

   destinĂ©s Ă  rĂ©vĂ©ler les numĂ©ros devant gagner Ă  la borlette 5. Dans Mèt Monplaisir Tribun,

   il campe des personnages qui, bien en selle politiquement, profitent de leur influence passagère

   pour s’adonner aux plaisirs de la chair tout en essayant de s’en justifier par l’utilisation

   laborieuse de thĂ©ories genre noiriste; et pourtant, pas un instant on ne se souvient directement

   de deux fornicateurs impĂ©nitents dĂ©peints par Maurice Sixto: le ministre de l’Éducation Nationale

   qui humilia LĂ©a KokoyĂ© et “notre ambassadeur” Ă  Paris qui, dans “J’ai vengĂ© la race!”,

   s’appliquait Ă  courir la galipote sous prĂ©texte de revanche historique.

 

   Le souvenir amusĂ© du dĂ©but des annĂ©es 1980

 

         Lucien n’eut pas pu donner au CD une introduction plus judicieuse que Manto Twopikal.

   C’est une histoire relativement brève elle dure sept minutes alors que les deux autres en font

   autour de vingt-cinq mais en tout point agrĂ©able. Un excellent apĂ©ritif, qui nous prĂ©pare pour

   la dĂ©gustation des deux plats de rĂ©sistance qui la suivent. Que l’on ait eu ou pas l’occasion,

   sous le gouvernement dit “à vie” de Jean-Claude Duvalier, de frĂ©quenter les rĂ©ceptions qu’ Ă 

   longueur d’annĂ©e offrait Son Excellence Lee Nan Tsing, ambassadeur

   “pas plus haut que trois pommes” mais apparemment tout aussi “à vie” de TaĂŻwan en HaĂŻti ,

   on se dĂ©lecte Ă  l’évocation pittoresque de cette faune politicienne et mondaine qui accourait

   pour, sans se faire prier, s’attaquer aux copieux buffets du gĂ©nĂ©reux diplomate. Et s’y distingue,

   par la magie du verbe de Lucien, cette dame qui, sous une chaleur de 90°F en plein Ă©tĂ©

   tropical, prĂ©fère Ă©touffer dans un manteau usagĂ© achetĂ© Ă  Paris plutĂ´t que de rater cette

   occasion de l’exhiber et d’en mettre plein la vue…

         Avec Manto Twopikal, l’auditeur prend d’emblĂ©e la mesure de l’artiste: justesse des

   intonations, continuitĂ© soutenue du dĂ©bit, facilitĂ© de l’élocution. Lucien passe le plus aisĂ©ment du

   monde du crĂ©ole le plus gouailleur au français prĂ©cieux de ceux qui affichent de parler la langue

   de Voltaire avec plus d’affectation que les hĂ©ritiers du cĂ©lèbre philosophe eux-mĂŞmes.Ce

   talent, agrĂ©mentĂ© d’un respect gĂ©nĂ©ralement scrupuleux pour la couleur du temps, se confirme

   dans les deux autres morceaux et fait les dĂ©lices de l’auditeur tĂ©moin de l’époque. Manto

   Twopikal ravive le souvenir amusĂ© de cette pĂ©riode du dĂ©but des annĂ©es 1980 oĂą le public

   port-au-princien faisait des gorges chaudes Ă  propos d’une rumeur persistante qui annonçait

   la rĂ©frigĂ©ration d’une salle du Palais National en vue de la conservation des manteaux de

   fourrure de la Première dame de l’époque…

         Un des deux poids lourds du CD, la pièce intitulĂ©e Ti Oma confirme cette corde puissante

   que l’artiste porte Ă  son arc: le don du portrait. Sous un pinceau aussi prĂ©cis que riche en

   nuances, Ti Oma, petit paysan de Bombardopolis transportĂ© Ă  Port-au-Prince pour devenir

   restavèk 6 chez les Barnave, se prĂ©sente comme un autre symbole de l’apartheid que

   reprĂ©sente la domesticitĂ© d’une classe d’enfants chez nous, une image vivante et poignante

   de la misère et de l’esclavage dans lesquels la sociĂ©tĂ© haĂŻtienne a choisi de laisser croupir des

   petits sans dĂ©fense. Lucien organise une prĂ©sentation judicieuse des divers Ă©1Ă©ments de

   l’histoire.L’exposition des personnages est Ă©parpillĂ©e Ă  travers le rĂ©cit, chaque caractère Ă©tant

   introduit au moment opportun et avec une palette dont la variĂ©tĂ© de gamme, en tout point

   remarquable, n’est pas la moindre caractĂ©ristique. Il n’est pas jusqu’à la musique de fond qui

   ne suggère le grand soin mis par l’auteur dans sa composition et ne contribue Ă  une meilleure

   visualisation des faits relatĂ©s.

 

   Ti Oma et Ti Sentaniz: mĂŞme rĂ©alitĂ©; perception diffĂ©rente?

 

         On ne peut guère rĂ©sister Ă  la tentation d’esquisser un parallèle entre Ti Oma et Ti Sentaniz,

   d’autant que le premier a su Ă©viter de se faire l’épigone du deuxième. Lucien dans Ti Oma

   a fait montre de plus d’optimisme que Sixto dans Ti Sentaniz quant au sort ultime du petit

   domestique totalement livrĂ© aux caprices de ceux qu’il (ou elle) sert. Si l’exploitation de

   l’enfant infortunĂ© est absolue et horrible chez Sixto, elle se prĂ©sente avec moins de vitriol

   dans l’univers de Lucien, mĂŞme si elle rĂ©volte autant. Faut-il en dĂ©duire que la situation des

   enfants en domesticitĂ© Ă  Port-au-Prince s’est amĂ©liorĂ©e entre le temps de Sixto (annĂ©es

   1940-1960 probablement) et celui de Lucien (annĂ©es 1970 Ă  nos jours)?Il n’est qu’à constater la

   dĂ©tĂ©rioration accĂ©lĂ©rĂ©e au cours des dernières dĂ©cennies des conditions de vie de la

   population haĂŻtienne dans un contexte de maintien de la mĂŞme mentalitĂ© qui, Ă  l’origine, a

   permis au phĂ©nomène du restavèk d’éclore, de se propager et de perdurer, pour en douter

   sĂ©rieusement.

         Il n’y a pas Ă  dire: Ti Oma est dĂ©finitivement un grand chanceux. Mme Barnave accepte la

   suggestion de Manzè Martha, la vieille servante, de l’envoyer dans une petite Ă©cole du soir,

   opportunitĂ© que la mère de Chantoutou n’aurait jamais donnĂ©e Ă  Ti Sentaniz. Il est vrai que Mme

   Barnave y voit son avantage: le garçon pourra mieux compter la monnaie quand il est envoyĂ©

   aux commissions. Mais, il n’empĂŞche: Ti Oma quand mĂŞme va Ă  l’école, mĂŞme de qualitĂ©

   douteuse; il peut y rester au fil des annĂ©es, mĂŞme au prix des moqueries humiliantes de la

   progĂ©niture gâtĂ©e de ses patrons; comble de chance, il trouve en Martha une protectrice

   efficace et inconditionnelle qui se prend d’affection rĂ©elle pour lui et, veut-on bien supposer ,

   lui permet, quand bien mĂŞme les Barnave finissent par le jeter dehors par jalousie pour ses

   succès scolaires, de devenir plus tard l’agronome Omar Dessources, occupant un  poste

   important au Ministère de l’Agriculture.

         Sort Ă©tonnant, s’il en est, façonnĂ© par quelque dieu tutĂ©laire bon enfant; destinĂ©e rare,

   admettons-le, qui sans doute ne constitue qu’une exception Ă  la règle gĂ©nĂ©rale de l’infortune

   systĂ©matique des enfants de cette condition dans une HaĂŻti en gĂ©nĂ©ral très peu clĂ©mente pour

   eux. C’est comme si Lucien, disposant de quelque baguette magique, s’était arrangĂ© pour

   rĂ©cupĂ©rer Ti Oma et lui permettre de se frayer un chemin Ă  travers le labyrinthe social

   infernal d’HaĂŻti. Par quelle dispense spĂ©ciale du destin Ti Oma a-t-il pu arriver Ă  conjurer le sort

   pour devenir un grand commis de l’État? Comment s’est opĂ©rĂ©e la transition d’une situation

   post-Barnave sans doute prĂ©caire au statut d’agronome? On imagine mal les maigres

   ressources de Manzè Martha, si dĂ©vouĂ©e soit-elle, suffire Ă  soutenir Ti Oma - d’ailleurs, Martha

   peut bien avoir eu des parents restĂ©s en province Ă  qui elle devait venir en aide. De plus, quand

   on sait que, du moins Ă  l’époque, il Ă©tait “plus facile pour un chameau de passer par le chas

   d’une aiguille” que pour un jeune d’entrer Ă  l’UniversitĂ© d’État d’HaĂŻti, par quel tour de force

   Ti Oma a-t-il pu se faire admettre Ă  la FacultĂ© d’Agronomie et de MĂ©decine VĂ©tĂ©rinaire?

   Il est lĂ©gitime de penser qu’il Ă©tait possible pour Lucien, sans risquer de rendre l’histoire lassante

   en la rallongeant trop, d’éclairer cette immense zone de blackout en donnant quelques

   dĂ©tails brefs mais essentiels.

         Il est vrai que des familles abritant des restavèk se font le devoir de leur offrir le pain

   de l’instruction.Mais si l’on se fie aux nombreux rapports Ă©voquant les mauvais traitements

   infligĂ©s Ă  ces enfants en gĂ©nĂ©ral, on peut supposer que de telles familles sont en nette

   minoritĂ©. Dans des circonstances “normales”, les Barnave n’auraient probablement  pas

   acceptĂ© d’envoyer Ti Oma Ă  l’école de toute façon, cela n’a jamais Ă©tĂ© vraiment nĂ©cessaire

   en HaĂŻti “pour compter la monnaie”-; Ă  supposer que, comme rapportĂ© par Lucien, ils l’y envoient

   quand mĂŞme, ils ne l’y auraient en gĂ©nĂ©ral laissĂ© que quelques mois, peut-ĂŞtre une ou deux

   annĂ©es, pas plus; Manzè Martha, elle-mĂŞme probablement aux prises, mĂŞme Ă  un niveau

   moindre, avec les prĂ©jugĂ©s et l’impertinence des patrons, aurait peut-ĂŞtre consacrĂ© ses Ă©nergies

   beaucoup plus Ă  survivre qu’à veiller sur Ti Oma et, qui sait, aurait peut-ĂŞtre “passé” les

   frustrations qui l’étouffent “sur” le restavèk plus faible- dan pouri gen fòs sou bannann mi;7

   et il ne serait pas impossible, dans un cas de figure que l’on veut espĂ©rer extrĂŞme , que la

   mĂŞme Martha y aille de sa propre dose de mauvais traitements Ă  l’encontre du petit

   domestique parce qu’elle serait Ă  son tour Ă©garĂ©e dans ces sortes de prĂ©jugĂ©s sans fondement

   dans lesquels nous, HaĂŻtiens, toutes catĂ©gories sociales confondues, avons la destructrice

   spĂ©cialitĂ© de nous empĂŞtrer et qui la feraient, comble de paradoxe, se considĂ©rer comme

   n’étant pas de la classe de ce petit nèg mòn 8. Syndrome de l’esclave de l’habitation

   - domestique du colon blanc- qui, du temps de la colonie, se croyait supĂ©rieur  Ă  l’esclave des

   plantations…

         Il ne faut certes pas quereller Charlot Lucien pour avoir prĂ©sentĂ© l’histoire d’un restavèk

   qui a bien tournĂ©. On doit se dire aussi que Ti Oma est peut-ĂŞtre une histoire vraie et que

   l’agronome Omar Dessources peut bien avoir son homologue dans la vie rĂ©elle, en HaĂŻti, dans

   quelque service du Ministère de l’Agriculture ou ailleurs. La chronique haĂŻtienne a toujours

   rapportĂ© avec satisfaction et “philosophie” ces cas de personnalitĂ©s issues de conditions

   sociales et Ă©conomiques très difficiles qui, au prix de sacrifices et d’acrobaties tenant souvent

   de la prestidigitation, rĂ©ussissent dans la vie alors que tout Ă©tait liguĂ© contre eux. Mais

   l’observateur averti, informĂ© de la rĂ©alitĂ© dĂ©peinte, sait qu’il s’agit de  miraculĂ©s, de vĂ©ritables

   rescapĂ©s, d’éminents veinards - certains diraient des prĂ©destinĂ©s, Ă  l’instar du bĂ©bĂ© MoĂŻse qui,

   selon l’histoire biblique, fut sauvĂ© des eaux par la fille du Pharaon d’Égypte.

         En se rĂ©jouissant de l’aboutissement heureux du parcours des quelques Ti Oma, il serait

   rĂ©aliste de ne pas oublier que, pour chacun d’eux, on peut aisĂ©ment dĂ©nombrer des milliers

   de Ti Sentaniz, des fils et filles authentiques d’HaĂŻti qui n’ont pas eu autant de chance.LivrĂ©s

   Ă  eux-mĂŞmes souvent dès le plus bas âge, ces derniers sont sacrifiĂ©s par le système traditionnel

   haĂŻtien qui ne leur laisse d’autre recours que d’aller gonfler la population des bidonvilles ainsi

   que les rangs des chĂ´meurs dĂ©clarĂ©s ou dĂ©guisĂ©s, de risquer leur vie Ă  se faire boat people,

   de s’abandonner Ă  la plus abjecte dĂ©rĂ©liction ou de se laisser recruter par les vautours de la

   politique et de tous les trafics. Il ne faudrait surtout pas oublier qu’une nation ne saurait

   prospĂ©rer sur la base d’exceptions et qu’il est suicidaire pour une communautĂ© de se satisfaire

   seulement de manifestations isolĂ©es et alĂ©atoires de succès dont chacune fait pendant Ă 

   d’innombrables cas de catastrophe humaine dans l’espoir fataliste et paresseux que notre tour

   arrivera “un jour!” et que, jou sa a a a,9 nous connaĂ®trons un “bonheur” qui ne cesse de nous

   faire le pied de nez.

 

   L’émancipation d’HaĂŻti ne se produira pas par un nivellement par le bas

 

         S’il est bien de se fĂ©liciter du sort final de Ti Oma, il ne faudrait pas s’empresser de se

   rĂ©jouir de celui des Barnave. La dĂ©chĂ©ance de cette famille est le reflet du malheur

   Ă©conomique subi depuis de longues annĂ©es par la majeure partie de la population haĂŻtienne.

   L’erreur fatale consisterait Ă  se rendre coupable du pĂ©chĂ© d’aigreur et de rancune et de

   considĂ©rer, esprit maladivement revanchard, que la dĂ©chĂ©ance de cette famille est bien faite

   pour elle sous le prĂ©texte, destructeur pour le destin de toute communautĂ©, qu’il Ă©tait temps

   que ròch nan dlo kon’n doulè ròch nan soley. 10

         Car l’émancipation Ă©quilibrĂ©e de la sociĂ©tĂ© haĂŻtienne ne se produira pas par un

   nivellement par le bas. Il n’y a aucun profit collectif Ă  tirer ni dans la rĂ©duction Ă  la misère

   d’agents Ă©conomiques qui bĂ©nĂ©ficiaient dĂ©jĂ  d’un certain niveau de vie grâce Ă  un certain

   revenu, ni dans l’expression d’une hostilitĂ© pathologique envers le capital et ses dĂ©tenteurs.Au

   contraire, notre intĂ©rĂŞt devrait se chercher dans une nouvelle entente communautaire dominĂ©e

   par le souci primordial de justice sociale, un arrangement qui verrait la “roche Ă  l’eau”

   comprendre qu’il est de son salut d’accepter que la “roche au soleil” la rejoigne dans “la

   fraĂ®cheur”. Ce qu’il faudrait souhaiter donc, c’est l’instauration d’un nouveau contrat social

   assurant une allocation optimale des ressources disponibles, une distribution Ă©quitable du

   revenu national et un fonctionnement efficace des institutions devant accompagner le

   processus de dĂ©veloppement Ă©conomique. Et ceci, dans un contexte oĂą tous les HaĂŻtiens

   indistinctement sont pleinement investis de leur dignitĂ© humaine et citoyenne, oĂą les règles

   du jeu sont clairement Ă©tablies par un État honnĂŞte Ă  vision progressiste, oĂą la parole donnĂ©e

   a une valeur, oĂą la roublardise et la corruption ne sont plus Ă©rigĂ©es en principes de gouvernement,

   oĂą le politicien et le fonctionnaire public ne se font plus dwèt long siperyè et gran manjè 11, oĂą

   le marronage sous toutes ses formes, destinĂ© Ă  mieux berner et Ă  fuir ses responsabilitĂ©s, perd

   droit de citĂ©, oĂą le discours politique trompeur, tissĂ© de promesses mirobolantes et construit

   anarchiquement dans un style pseudo-poĂ©tique fumeux, n’a plus de mise et oĂą HaĂŻti, notre

   seul vrai pays, devient enfin la prĂ©occupation de ceux exerçant les pouvoirs publics.

         L’on peut certes comprendre que l’auditeur moyen de Ti Oma exprime, en premier rĂ©flexe,

   un certain contentement face Ă  la dĂ©bâcle des Barnave. Il n’y a aucun doute qu’ils devaient

   payer pour les mauvais traitements infligĂ©s Ă  un pauvre petit concitoyen sans dĂ©fense dont

   le destin leur Ă©tait confiĂ©. Mais cette sanction ne devrait pas Ă©maner d’une “justice immanente”

   dont le ressort et les dĂ©lais d’application Ă©chappent Ă  tout contrĂ´le humain. Sans en dĂ©nier

   l’existence, et -je dis mĂŞme: au contraire-, il faut bien reconnaĂ®tre que cette justice immatĂ©rielle

   ne suffit pas pour corriger un Ă©tat de fait au dĂ©veloppement extraordinaire et aux rĂ©percussions

   ravageuses pour la survie mĂŞme de la nation. Cette sanction devrait plutĂ´t venir d’un tribunal

   fonctionnant dans le contexte d’une sociĂ©tĂ© qui s’est organisĂ©e pour prĂ©venir la commission

   de tels abus. En fait, la simple existence d’une structure judiciaire efficace et non corrompue

   constitue une force de dissuasion qui, de prime abord, aurait empĂŞchĂ© la perpĂ©tration par les

   bourreaux du type famille Barnave de leurs mĂ©faits Ă  l’encontre des Ti Oma.

         Mais, en aucun cas ne devrait-on souhaiter que la juste rĂ©tribution du crime de lèse-humanitĂ©

   et de lèse-sociĂ©tĂ© des Barnave vienne sous la forme de la perte de leur stabilitĂ© Ă©conomique.

   Sinon, ce serait la manifestation d’une conception dangereuse parce qu’elle comporte les germes

   d’un vĂ©ritable cancer qui affaiblit les mĂ©canismes appelĂ©s Ă  sous-tendre les Ă©ventuelles

   perspectives de prospĂ©ritĂ© de la nation. La nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse de faire justice ne devrait jamais

   ĂŞtre confondue avec l’envie de dĂ©truire le coupable en dĂ©mantelant sa situation financière.

   Tant que cette distinction n’est pas faite et acceptĂ©e par le corps social, la propriĂ©tĂ© privĂ©e

   restera menacĂ©e et l’économie en lambeaux. Entre temps, dĂ©chouqueurs, chimères,

   zenglendos ,12 rançonneurs, incendiaires, kidnappeurs et autres spĂ©cialistes du crime,ainsi que

   leurs commanditaires, ont la part belle, tandis que, crise politique sempiternelle, pourrissement

   institutionnel et perfidie politicienne aidant, le potentiel productif se rĂ©duit en peau de chagrin

   face Ă  l’investissement qui disparaĂ®t et au capital qui fuit, dans sa double composante

   physique et humaine.

         Si tant est que l’histoire prĂ©sentĂ©e par Charlot Lucien est vraie, la mĂ©chancetĂ© des

   Barnave n’a probablement rien Ă  voir avec leur faillite.Il faudrait sans doute regarder du cĂ´tĂ©

   d’une sorte de blocage de l’esprit causĂ© par le manque de vision et de caractère pratique d’une

   certaine mentalitĂ© ainsi que du cĂ´tĂ© de l’accĂ©lĂ©ration de la dĂ©gĂ©nĂ©rescence de l’économie

   nationale au cours des dernières dĂ©cennies. On ne finit pas de compter les cas de faillites

   personnelles et de banqueroutes d’entreprises en HaĂŻti. C’est le grand sauve-qui-peut . Et il

   n’y a aucune justice immanente Ă  causer pareil dĂ©sastre. La responsabilitĂ© est la nĂ´tre; et

   surtout celle, historique, de nos “élites”.

         Des Barnave qui ont maltraitĂ© Ti Oma, Ă  Ti Oma lui-mĂŞme qui s’en est sorti, pour revenir

   aux Barnave qui ont Ă©chouĂ©, en passant par tous les Ti Sentaniz et autres enfants et

   adolescents martyrs que les manman Chantoutou et le système social haĂŻtien ont

   dĂ©shumanisĂ©s et qui aujourd’hui se retrouvent en hordes hirsutes, abandonnĂ©es dans les rues

   de la Capitale pour demander la charitĂ© Ă  des passants et automobilistes dont ils essuient

   rĂ©gulièrement les rebuffades, les insultes ou les propositions de nature libidineuse, c’est toute

   une nation qui s’est Ă©garĂ©e, qui lutte pour survivre et qui semble ĂŞtre aux abois.

   Dieu sauve HaĂŻti! a-t-on envie de crier. Mais, HaĂŻti, pourrait-on rĂ©torquer, sauve-toi

   toi-mĂŞme…

 

   Une image Ă©cĹ“urante

 

         La question pourrait alors ĂŞtre posĂ©e Ă  savoir qui est plus condamnable: les Barnave et les

   manman Chantoutou qui ont tentĂ© de rĂ©duire Ti Oma et Ti Sentaniz Ă  l’état de sous-humains

   ou la sociĂ©tĂ© haĂŻtienne qui a permis que de telles atrocitĂ©s se produisent?Autres questions

   corollaires:D’oĂą vient ce phĂ©nomène affreux? Pourquoi existe-t-il?Comment a-t-il commencĂ©?

   Comment est-il possible qu’une nation, qui a connu les horreurs de l’esclavage et qui, il y a

   bientĂ´t deux siècles, se dressant en exemple monumental pour le reste du monde, s’en est

   hĂ©roĂŻquement dĂ©barrassĂ©, tolère qu’une catĂ©gorie de ses enfants soit placĂ©e dans des conditions

   dignes d’être qualifiĂ©es d’esclavage? Comment expliquer la perpĂ©tuation ninterrompue de cette

   pratique sauvage Ă  travers les gĂ©nĂ©rations sans qu’une loi ne soit jamais venue effectivement la

   rendre illĂ©gale et passible d’amendes sĂ©vères? Et comment pouvons-nous nous Ă©tonner,

   aujourd’hui, des rĂ©sultats criminogènes obtenus dans un pays maintenant en proie Ă  un

   phĂ©nomène extraordinaire et sans prĂ©cĂ©dent de banditisme mais qui, prodige de la flexibilitĂ© et

   de l’adaptation, a depuis longtemps appris Ă  vivre au ralenti et Ă  gĂ©rer la peur ?

       Le tĂ©moignage suivant, qui Ă©voque l’ambiance prĂ©valant ces temps-ci dans la capitale haĂŻtienne,

   peut aider Ă  illustrer la gravitĂ© de la situation actuelle au pays: “Il est deux heures du matin.

   Pays-silence. Maison-silence .Un silence lourd de tous les maux du jour. On meurt vite ici Une espèce de

   routine. s'estinstallĂ©e dans les rues: celle de tuer. Et, Ă  tant voir mourir des gens, nul ne semble plus

   s'Ă©tonner;c'est devenu presque rien. On a chacun son cercueil sous le bras. On sort ainsi tous les matins.

   Quand on parvient Ă  rentrer, on bĂ©nit le ciel de se retrouver chez soi.On se dit que c'Ă©tait pas son tour

   aujourd'hui, mais celui d'un autre qu'on connaĂ®t ou qu'on ne connaĂ®t pas. Et les funĂ©railles se succèdent…

   Maintenant, silence. Ă€ chaque pas , silence. Ă€ chaque cadavre, silence. Coup de feu. Blackout. Silence…

   Magasins et marchĂ©s publics fonctionnent quand ils peuvent , le temps qu'on s'approvisionne en prĂ©vision

   d'autres jours sombres, encore plus sombres… La vie, personne n'y croit vraiment. Il n'y a plus de vraie

   mise sur la vie… ” (CavĂ©, 2001).

         Elle n’est pas belle, elle est mĂŞme Ă©cĹ“urante, cette image que prĂ©sente Ă  l’humanitĂ© une

   “première rĂ©publique noire du Nouveau Monde, qui s’en vante Ă  tout propos , mais qui n’a aucune

   pitiĂ© pour toute une classe d’adolescents et de moins jeunes, qui sont ses propres enfants.Cette

   inconsĂ©quence nous vaut le regard Ă©tonnĂ© et rĂ©probateur pour employer un langage euphĂ©mique

   de toutes sortes d’organisations Ă  travers la planète. On pourrait citer, pour l’exemple, ce rapport

   Ă©manĂ© de l’Organisation des Nations Unies (ONU, 1999) Ă©voquant des“enfants appelĂ©s

   â€restavèk’qui vivent comme esclaves domestiques. Cette pratique doit cesser. En outre,

   plus d’un million d’enfants n’ont aucun accès Ă  l’éducation. Les gĂ©nĂ©rations futures ne

   devraient pas ĂŞtre privĂ©es de ce droit.”Cette rĂ©primande, grave malgrĂ© son ton diplomatique

   feutrĂ©, a Ă©tĂ© rĂ©itĂ©rĂ©e plus rĂ©cemment (ONU, 2001) par la Commission des Droits de l’Homme

   qui a exprimĂ© sa “prĂ©occupation concernant les â€restavèk’ d’HaĂŻti, enfants placĂ©s

   en service domestique, parfois contre leur volontĂ© et dans des conditions dĂ©plorables.”

   La presse internationale s’est aussi penchĂ©e sur la question.Ă€ titre d’illustration, citons cet

   article du journal amĂ©ricain Washington Times (2000) qui rapporte avec cruditĂ© :“Il y a un sale

   secret dans l’arrière-cour de l’AmĂ©rique. Des centaines de milliers d’enfants vivent en

   esclavage en HaĂŻti. Ils sont tirĂ©s de leurs familles des villages ruraux ou remis par des

   parents indigents contre la promesse d’une vie meilleure dans des villes comme

   Port-au-Prince, Jacmel ou Les Cayes. Cette promesse est rarement tenue. Au contraire,

   ces enfants, dont certains ont Ă  peine trois ans, sont battus et maltraitĂ©s, forcĂ©s d’aller

   chercher de l’eau, de nettoyer le parquet, de laver la vaisselle et de prendre soin de bĂ©bĂ©s

   pas beaucoup plus jeunes qu’eux…Une Ă©tude de l’ONU, publiĂ©e en 1998, a estimĂ© Ă 

   300.000 le nombre de ces enfants…” 13

         Et il n’est pas sĂ»r que la situation de ces enfants infortunĂ©s change bientĂ´t. Je mentionnais, au

   tout dĂ©but de cette section, l’existence chez nous d’une mentalitĂ© collective qui, de prime abord, a

   permis au phĂ©nomène du restavèk de “s’épanouir” en toute libertĂ©. Tout un pan de cette

   mentalitĂ© vient d’être mis en lumière par le rapport d’une enquĂŞte menĂ©e rĂ©cemment par l’Institut

   HaĂŻtien de l’Enfance (IHE, 2000) sur les conditions et la situation de la population haĂŻtienne.Cette

   investigation rĂ©vèle que les HaĂŻtiens restent attachĂ©s aux châtiments corporels. Neuf adultes sur

   dix trouvent normal de donner des fessĂ©es aux enfants dĂ©sobĂ©issants. Quinze pour cent des

   femmes et vingt-trois pour cent des hommes infligent des châtiments corporels Ă  leurs propres

   enfants. Point n’est besoin de demander ce qu’on estime pouvoir faire aux restavèk

   dans un tel contexte, dans une ambiance sociale oĂą la compassion n’est pas nĂ©cessairement

   une caractĂ©ristique première…

         Tout bien considĂ©rĂ©, ces questions fondamentales posĂ©es tantĂ´t renvoient Ă  une autre par

   laquelle Maurice Sixto nous a invitĂ©s Ă  l’analyse introspective et interpellĂ© notre dĂ©cence lorsque,

   Ă  la fin de Ti Sentaniz, après avoir rendu Ă  la perfection la plainte dĂ©chirante de la petite

   domestique vendant du cafĂ© grillĂ© pour ses patrons un petit matin de dĂ©cembre dans la brise

   frisquette des rues de Bourdon, il a lancĂ© ce cri du cĹ“ur qui a Ă©clatĂ© comme un coup de

   tonnerre, si ce n’est un coup de poignard dans nos consciences: Mezanmi ki moun kap vi’n

   wè Sentaniz nan gwo liv yo? 14

 

   Une approche diffĂ©renciĂ©e

 

         Les divergences dĂ©celĂ©es entre Lucien et Sixto semblent pouvoir s’expliquer par une

   approche diffĂ©renciĂ©e de la tâche consistant Ă  prĂ©senter la mĂŞme dure rĂ©alitĂ© et Ă  porter

   effectivement l’auditoire Ă  s’en Ă©mouvoir.Lucien, quoique Ă  l’évidence dĂ©goĂ»tĂ© par le phĂ©nomène

   de la domesticitĂ© des enfants, nous montre une issue heureuse pour Ti Oma.Celui-ci, aujourd’hui

   pas rancunier du tout, et il est heureux que Ti Oma ait choisi de briser le cycle terrible de la

   revanche pousse la magnanimitĂ© jusqu’à faire l’aumĂ´ne Ă  ceux qui l’ont jadis maltraitĂ©.D’ailleurs,

   de manière gĂ©nĂ©rale, Lucien campe un Ti Oma franchement sympathique, un garçon qui, très

   tĂ´t, en plus d’une grande intelligence, fait montre d’une forte personnalitĂ© au point d’avoir osĂ©

   un jour donner vertement la rĂ©plique Ă  sa patronne qui se moquait de lui. De plus , Lucien Ă©vite

   (prudemment?) de nous faire directement la leçon. Il utilise le personnage fictif de Barzol, un

   camarade qui lui rapporte des faits vĂ©cus, comme un interlocuteur avec qui il analyse sans

   grand formalisme les implications des histoires relatĂ©es au lieu de “prĂŞcher” une morale Ă  la fin.

         Chez Sixto, au contraire, le tableau de l’enfant en domesticitĂ© est complètement diffĂ©rent

   Nous ne pouvons imaginer Ti Sentaniz levant la tĂŞte mĂŞme pour regarder ses maĂ®tres dans les

   yeux, voire rĂ©pondant du tac au tac Ă  leurs insolences. Un fait est sĂ»r: Ti Sentaniz est en enfer.

   De toute Ă©vidence, elle n’a aucune chance de s’en sortir tant son exploitation est totale, intĂ©grale.

   Ses patrons ont l’air de n’avoir qu’un but: la rĂ©duire Ă  un niveau situĂ© en deçà mĂŞme de sa

   plus simple expression, la dĂ©pouiller de toute humanitĂ© afin de la muer en petit animal.Et Sixto

   nous dĂ©peint ses pĂ©ripĂ©ties avec un agacement certain dans la voix. Ce qu’il raconte clairement

   l’horripile et le met en colère contre notre hypocrisie et notre mĂ©chancetĂ© . Il termine l’histoire

   avec une forte intensitĂ© dramatique, nous laissant face Ă  la gĂ©henne du vĂ©cu de Ti Sentaniz,

   sans rien Ă©dulcorer. Il semble dire Ă  la sociĂ©tĂ© haĂŻtienne, un tantinet dĂ©boussolĂ© et ouvertement

   dĂ©fiant: voici votre Ĺ“uvre, dans toute sa laideur, dĂ©brouillez-vous avec! Plus j’y pense, plus je

   ne vois d’autre issue pour la pauvre Ti Sentaniz que la folie…

         En frappant de la sorte notre sensibilitĂ©, Sixto emploie ce que EstĂ©s (1995) dĂ©finit comme

   le procĂ©dĂ© de l’“épisode brutal”. Il s’agit d’un phĂ©nomène destinĂ© psychologiquement Ă 

   communiquer l’impĂ©ratif d’une vĂ©ritĂ© urgente Ă  ceux qui trouvent plus confortable de feindre

   l’ignorance ou de regarder du cĂ´tĂ© opposĂ©. En fait, vu la facilitĂ© de l’esprit humain Ă  se dĂ©tacher

   d’une question qui le concerne et Ă  s’en dĂ©sintĂ©resser, comme si de rien n’était, l’utilisation de

   l’épisode brutal est une manière efficace d’attirer l’attention du moi affectif sur le caractère

   sĂ©rieux d’un message très important. Ce moyen de communication est très utilisĂ©, par exemple,

   dans le monde de la publicitĂ© et de la promotion commerciale Ainsi, pour convaincre du danger

   dĂ©coulant de l’utilisation de la drogue, on montrera Ă  la tĂ©lĂ©vision l’image d’un oeuf en train de

   frire alors qu’un annonceur fournit une saisissante explication: c’est prĂ©cisĂ©ment ce que les

   hallucinogènes font au cerveau de l’utilisateur. Sans disposer de la puissance de l’image tĂ©lĂ©visĂ©e,

   Sixto utilise Ă  merveille celle des mots et de sa voix de stentor aux mille intonations justes pour

   nous secouer et nous dire: cessez de rire; ce n’est pas drĂ´le . Malheureusement, plus de deux

   dĂ©cennies plus tard, son cri, pour puissant et “brutal” qu’il ait Ă©tĂ©, ne semble pas avoir remuĂ©

   grand chose chez nous…Et l’esclavage des enfants continue, plus vivant et plus odieux que jamais.

 

   Mèt Monplaisir Tribun et “J’ai vengĂ© la race!”: mĂŞme rĂ©alitĂ©, mĂŞme indĂ©cence…

 

         Dans Mèt Monplaisir Tribun, troisième morceau et autre pièce maĂ®tresse du CD, Lucien

   prĂ©sente une satire du monde politique haĂŻtien Ă  l’époque de la dictature de trente ans. L’artiste

   touche Ă  un domaine dont les fondements ont prĂ©existĂ© Ă  ce rĂ©gime et qui lui ont survĂ©cu , un

   problème tenace qui pourrait ĂŞtre vu comme une pierre d’achoppement majeure de l’histoire

   d’HaĂŻti, une question Ă©pineuse dont AntĂ©nor Firmin a dit que c’était une force nuisible, une arme

   dangereuse, cause de tous nos malheurs: la question de couleur. Mèt Monplaisir Tribun Ă©voque

   la “stratĂ©gie Ă©pidermique de classe”, appellation ronflante d’un phĂ©nomène par l’artiste qui

   s’en moque tout en feignant de l’élever Ă  la dignitĂ© de thĂ©orie. Ce curieux phĂ©nomène, que tout

   observateur attentif du rĂ©gime pouvait remarquer, fut l’engouement -qui ne leur Ă©tait pas exclusif,

   loin de lĂ , - manifestĂ© par bien des potentats de l’heure, militants “noiristes”15 farouchement

   dĂ©clarĂ©s et en principe fiers de leur couleur d’ébène, Ă  se donner des Ă©pouses et/ou des

   maĂ®tresses au teint clair, si ce n’est franchement mulâtresses,16 surtout lorsque leur fortune

   politique commençait Ă  tourner en fortune tout court.

         Charlot Lucien nous gratifie d’un superbe portrait de Me Monplaisir Tribun, un autre

   Ă©minent veinard qui a su percer malgrĂ© ses origines très humbles. Comme Ti Oma, Tribun est

   naturellement douĂ© d’une vive intelligence. Mais, conformĂ©ment Ă  une certaine habitude de chez

   nous, il ne cherche pas Ă  exercer ses capacitĂ©s dans une activitĂ© privĂ©e. Atteint de myopie

   avancĂ©e comme tant d’autres avant lui et après lui, son sentiment national ne dĂ©passe pas sa

   personne. Il ne voit donc aucune nĂ©cessitĂ© de travailler Ă  apporter une contribution tangible au

   bien-ĂŞtre de la communautĂ©. L’industrie qui l’intĂ©resse, c’est celle qui en HaĂŻti, et pour le malheur

   du pays, souvent maltraite les honnĂŞtes gens qui s’y adonnent tout en attirant les jouisseurs

   parasites sans foi ni loi ni toit, celle oĂą l’on s’enrichit le plus rapidement sans travail sĂ©rieux,  un

   monde oĂą l’éthique est une “lâcheté” et oĂą “les honneurs” procurent la satisfaction enivrante

   de la puissance tout en ouvrant les portes Ă  tous les plaisirs terrestres: la politique.

         Tribun se fait avocat et s’arrange pour attirer l’attention des barons du pouvoir qui l’installent

   sĂ©nateur de la RĂ©publique Ă  l’âge de 27 ans. Cette ascension fulgurante, il la doit surtout Ă 

   certains attributs personnels qui lui font rĂ©unir Ă  la perfection deux caractĂ©ristiques du politicien

   haĂŻtien traditionnel et conditions essentielles de succès au sein du rĂ©gime: une flexibilitĂ© exemplaire

   du comportement l’habilitant Ă  suivre avec sveltesse le vent qui tourne et une liquiditĂ© de

   convictions qui s’adaptent aux nĂ©cessitĂ©s de la conjoncture. VoilĂ  donc le jeune Tribun,

   “liquide, flexible, disponible”,bien en selle pour se hisser aux plus hauts sommets.

         Mais le jeune loup a un problème. Dans les rĂ©ceptions officielles, sa femme, d’origine

   modeste comme lui,  l’embarrasse. Cette chère Ă©pouse ne ressemble pas aux superbes mulâtresses

   qu’exhibent les coreligionnaires de Tribun. Sa rĂ©ussite sociale n’est donc pas complète… Et

   Lucien de faire le mentor en politique de ce dernier apprendre Ă  son protĂ©gĂ©, et Ă  nous-mĂŞmes,

   que cette tendance des “nègres de la classe” Ă  raffoler de la peau claire participe d’une

   stratĂ©gie du rĂ©gime pour sauvegarder le “profil socio-ethnologique de la sociĂ©tĂ© haĂŻtienne”

   en  noyant l’élĂ©ment mĂ©tis sous une avalanche d’ébène. Il Ă©tait donc conseillĂ© aux adeptes de la

   “rĂ©volution” de faire le grand sacrifice de“acheter, concubiner, marier les filles et sĹ“urs des

   mulâtres pour leur faire des enfants” qui, s’il faut suivre la logique dans ses consĂ©quences,

   n’étant ni tout Ă  fait noirs ni tout Ă  fait mulâtres, reprĂ©senteraient un nouveau type d’HaĂŻtiens qui

   apporteraient une solution dĂ©finitive Ă  la problĂ©matique question de couleur.

         Mais il serait bien intĂ©ressant d’entendre la rĂ©ponse de ces doctrinaires exogames en robes de

   chambre Ă  la question suivante: cette progĂ©niture “à la peau mal dĂ©finie” , ( le “grand

   doctrinaire” dixit?)  qui lui a-t-on conseillĂ© d’épouser? Des noirs, des mulâtres, leurs pareils?

   Car le bon sens suggère que la finalitĂ© recherchĂ©e par la thĂ©orie en question n’eĂ»t pas Ă©tĂ©

   atteinte si ces HaĂŻtiens d’un genre que l’on a semblĂ© espĂ©rer nouveau s’étaient empressĂ©s , Ă 

   l’instar de leurs pères, de manifester Ă  leur tour un engouement presque exclusif pour la gent

   mulâtre ou “grimelle”…17

         On a peine Ă  croire que ce souci de s’accoupler avec des partenaires de complexion

   Ă©pidermique spĂ©cifique, et diffĂ©rente de la sienne, pourrait disposer d’aucune base rĂ©elle.

   L’auditeur non informĂ© de la difficile rĂ©alitĂ© sociale haĂŻtienne, Ă©berluĂ© devant ce tableau

   apparemment exagĂ©rĂ© jusqu’à la caricature alors qu’il n’en est probablement rien, se demande

   s’il est possible qu’un pays oĂą l’écrasante majoritĂ© de la population est noire puisse raffoler

   de la sorte des teintes de peau non noires. Une telle disposition de l’esprit peut-elle avoir une

   justificationconcrète sĂ©rieuse, en termes d’utilitĂ© personnelle ou pour le bien public?Un tel sujet,

   parce qu’il est complexe et concerne directement le destin d’une nation, demanderait sans doute

   Ă  ĂŞtre analysĂ© par toute une plĂ©iade d’experts en sciences diverses; et peut-ĂŞtre mĂŞme que, en 

   dĂ©sespoir de cause, certains n’hĂ©siteraient pas Ă  y adjoindre des membres des clergĂ©s, dans un but

   d’exorcisme et de supplication de toutes les “forces invisibles” disponibles chez nous…18

         Mais le gros bon sens, dont Boileau disait que c’est la chose du monde la mieux partagĂ©e, ne

   suggère aucune autre explication logique que l’hypothèse d’une arriĂ©ration mentale causĂ©e par des

   prĂ©jugĂ©s historiques et des complexes de toutes sortes. Ces prĂ©jugĂ©s et complexes, normalement

   subalternes et mĂŞme nuisibles en termes d’efficacitĂ© rĂ©elle pour Ă©manciper l’homme et changer la

   qualitĂ© de la vie, deviennent fondamentaux quand ils se muent en idĂ©es fixes qui paralysent

   l’esprit et l’empĂŞchent d’élargir son horizon pour se donner une vue globale pratique et

   modernisatrice de son vĂ©cu.

         Toutefois, il ne faudrait pas Ă©carter la possibilitĂ© que le baratin idĂ©ologique de classe et de race

   bien que rĂ©vĂ©lateur d’un certain Ă©tat d’esprit et d’un fort degrĂ© de vanitĂ© et de superficialitĂ©, ne

   soit qu’un tableau en trompe-l’œil, un audacieux prĂ©texte pour justifier le vrai but recherchĂ©: les

   plaisirs charnels, avec prĂ©fĂ©rence pour l’élĂ©ment Ă  peau claire. Et, vu sous cet angle, le

   comportement lubrique de Tribun et de ses pareils rejoint celui que Maurice Sixto a

   magistralement Ă©talĂ© dans J’ai vengĂ© la race!, histoire mettant en scène un ambassadeur

   haĂŻtien Ă  Paris Ă  qui Sixto et des amis Ă©taient allĂ©s rendre visite.

         Le rĂ©cit Ă  peine commencĂ©, et les visiteurs Ă  peine installĂ©s dans les salons de la Mission par

   un huissier -français, s’il vous plait, - le cĂ©lèbre conteur fait surgir le diplomate comme une

   bourrasque, plus fier qu’Artaban, “monumental et majestueux”, drapĂ© dans une robe de chambre

   “rouge comme la colère des opprimĂ©s”, le verbe en effervescence et l’esprit en Ă©bullition. Et

   “notre” ambassadeur de rĂ©vĂ©ler Ă  son audience, qui ne lui avait rien demandĂ©, comment il

   venait tout juste, au nom de “la race”, “de travailler pour vous!”, de prendre une revanche

   historique sur les blancs, nos “anciens” oppresseurs, reprĂ©sentĂ©s en l’occurrence par “une

   appĂ©tissante petite blonde”rencontrĂ©e le matin et qu’il a su attirer dans son lit. Ce rĂ©parateur

   des torts faits Ă  “son peuple”, parvenu au faĂ®te de sa verve et pas du tout avare de dĂ©tails,

   exaltĂ© de s’être ainsi couvert de gloire, raconte comment, l’Afrique se mĂŞlant Ă  l’Europe,

   “arme au clair et furibond, je me taillai un chemin dans les broussailles et je pĂ©nĂ©trai

   dans le fort en criant comme l’Empereur: LibertĂ© ou la mort, je suis maĂ®tre de ce fort!”

         Il est pĂ©nible de se rappeler et difficile de croire que ce portrait Ă©clatant est celui d’un

   ambassadeur de pays on ne peut plus pauvre dont le gros du peuple, dĂ©jĂ  du temps de Sixto,

   vivait dans la privation et en dehors de toute civilisation. Le moindre rĂ©sultat Ă  espĂ©rer

   lĂ©gitimement de la prĂ©sence de ce reprĂ©sentant diplomatique dans la capitale française serait

   qu’il dĂ©borde d’activitĂ©s pour transformer son ambassade en plaque tournante et ruche

   bourdonnante pour la promotion du pays et l’attrait des capitaux devant contribuer au progrès

   Ă©conomique. Mais, malheureusement, inconscient et indĂ©cent comme tant d’autres dans sa

   position, il trouve dans l’oisivetĂ© et la fornication des programmes plus adaptĂ©s Ă  ses goĂ»ts,

   donnant raison ainsi Ă  Sixto qui estima que souvent une ambassade est “une prime accordĂ©e

   Ă  la paresse”…

 

   Un dĂ©but prometteur

 

         Mèt Monplaisir Tribun regorge d’attributs qui, en fin de compte, en font une belle collection de

   scènes et de tableaux dont il est difficile de se lasser d’admirer la beautĂ©. Citons pour l’exemple

   ce morceau d’anthologie qu’est le passage oĂą l’auteur Ă©voque l’histoire et dĂ©crit la zone et les

   habitants de Cazale, un village oĂą MaĂ®tre Tribun, nouveau stratège de la thĂ©orie Ă©pidermique de

   classe, s’en Ă©tait allĂ© chercher une mulâtresse. La causticitĂ© et l’espièglerie de Lucien nous

   offrent des esquisses dĂ©licieuses de la demoiselle Antoinette Audubon,  bougresse aux mĹ“urs

   Ă©galement “liquides, flexibles, disponibles” que, pour son malheur, Tribun ramena Ă 

   Port-au-Prince. Une scène extraordinaire dans son agencement, sa prĂ©sentation et son

   caractère hilarant est celle oĂą Tribun, après qu’il eut surpris chez Antoinette un gros bonhomme

   -qui se rĂ©vèlera par la suite ĂŞtre nul autre que le ministre de l’Agriculture(tiens, Ti Oma? dĂ©jĂ ?…)-,

   pique une rage qui le fait furieusement se lancer dans les rues de Bourdon Ă  la poursuite de

   ce concurrent venu “manger dans mon jardin, dans mon territoire!”, tout en essayant de lui

   planter une fourchette dans les fesses. Lucien ne nĂ©glige aucun dĂ©tail nĂ©cessaire Ă  rendre avec

   pittoresque le cocasse de la situation. Ce faisant, il nous tient constamment en haleine sans

   jamais perdre la sienne. C’est comme si la scène se dĂ©roulait directement sous nos yeux.

         De plus, Lucien a crĂ©Ă© son langage propre en contribuant Ă  enrichir la langue crĂ©ole avec des

   expressions neuves. C’est une justice qu’il est d’autant plus nĂ©cessaire de lui rendre que j’ai

   mentionnĂ©, dans la première section de cette Ă©tude, qu’il a empruntĂ© une ou deux expressions de

   Sixto.Les trouvailles de Lucien surgissent çà et lĂ  et dĂ©notent une bonne connaissance du pays.

   Dressant le portrait de l’habitant de Cazale, il dit:“Lang yo boule tankou sòs kalalou

   tonm-tonm nan Tòbek”19 ou encore (dans des circonstances diffĂ©rentes )“lang yo dous

   tankou rapadou Dibebou”20 ou encore “je yo vèt tankou dlo Latibonit”21. Mèt Monplaisir

   Tribun expose un Charlot Lucien bien disert, un crĂ©ateur qui atteint un momentum et manifeste une

   remarquable possession de ses moyens. Le talent original sĂ»r , incontestable, qui m’a fait

   augurer tantĂ´t que l’art de conter a toutes les chances de retourner dans un futur que j’espère pas

   trop lointain au niveau exceptionnel oĂą Sixto l’avait Ă©levĂ©, se confirme et Ă©clate.

         En dernier ressort, avec le CD “Ti Oma”, Lucien se rĂ©vèle une Ă©toile montante qui vient de

   frapper Ă  la grande porte de la littĂ©rature orale haĂŻtienne. Il s’est lancĂ© sur une voie difficile Ă 

   bien suivre parce que tracĂ©e par des devanciers au talent remarquable et hors du commun.

   Lorsqu’on emboĂ®te le pas Ă  un Maurice Sixto et Ă  un Jean-Claude Martineau, on a du pain sur la

   planche. Cette exigence, l’artiste l’a probablement comprise, comme en tĂ©moigne l’effort de

   qualitĂ©, d’originalitĂ© et de crĂ©ativitĂ© qui clairement Ă©mane de ce CD initial. Ă€ l’instar de Maurice

   Sixto, il y aborde deux questions cruciales, le scandale des restavèk et la concupiscence de certains

   politiciens, tout en rĂ©ussissant une performance que l’ombre de son grand devancier n’a pas

   attĂ©nuĂ©e. Il n’est qu’à souhaiter que l’artiste reste sur sa belle lancĂ©e et ne se fasse pas faute

   de faire honneur Ă  ce dĂ©but prometteur et de poursuivre la conquĂŞte d’un genre dont la

   tradition d’excellence ne semble pas devoir s’accommoder de demi-mesures.

____________________________

   Notes

   a L’auteur souhaite exprimer son apprĂ©ciation de commentaires utiles produits sur une première version de

     cette Ă©tude par Dr Maude Toussaint-Comeau et M. Fresnel Pilet.Bien entendu, il porte l’entière

   responsabilitĂ© des opinions exprimĂ©es ici.

   b Des extraits ou versions de cette Ă©tude ont paru dans HaĂŻti en Marche (un hebdomadaire haĂŻtien

   publiĂ© Ă  Miami, Ă©dition du 20 au 26 mars 2002) et dans Le Nouvelliste (un quotidien haĂŻtien publiĂ© Ă 

     Port-au-Prince, Ă©ditions du 26 mars, du 27 au 31 mars et du 1er avril 2002).

   ______________________

  1 En considĂ©rant les crĂ©ations de ces artistes comme des “contes”, l’auteur adopte une vue Ă©largie d’un

   genre littĂ©raire qui, au sens strict, implique un Ă©lĂ©ment substantiel d’imaginaire et de merveilleux.

   2 “File la langue”: expression de la langue crĂ©ole indiquant qu’une personne s’imagine qu’on lui tire la

   langue et qu’on la déçoit, suite Ă  une promesse rĂ©elle ou supposĂ©e.

   3 Chemise aussi blanche que la pulpe de la noix de coco

   4 “Wongateur” en “français d’HaĂŻti”: qui fait des “wonga”(ou “wanga”). C’est une pratique magique des

   adeptes du Vodou, religion largement pratiquĂ©e en HaĂŻti et issue, Ă  travers la traite nĂ©grière, de religions

   africaines. ah

   5 Borlette: loterie haĂŻtienne.

   6 Terme de la langue crĂ©ole pour dĂ©signer les enfants en domesticitĂ© chez (qui restent avec) des familles

   aisĂ©es ou pas.

   7 “La dent pourrie est forte face Ă  la banane mĂ»re”: Proverbe crĂ©ole selon lequel une dent avariĂ©e peut

   beaucoup plus facilement mordre une banane plantain mĂ»re. Normalement branlante et faible, cette dent

   devient “forte” face Ă  ce lĂ©gume qui, cuit, est de texture très souple, fondante mĂŞme, n’offrant pratiquement

   aucune rĂ©sistance Ă  la “dent pourrie”.

  8 “Nègre des mornes”: appellation pĂ©jorative des paysans, et mĂŞme de certains provinciaux, dans le milieu

   urbain haĂŻtien.

   9 “Ce jour-là…”: interjection caractĂ©ristique d’un certain langage politicien.LancĂ©e avec componction sur

   un ton traĂ®nant et enveloppĂ© de mystère et de “sagesse”, c’est une exclamation dĂ©magogique en faite indĂ©fini.

   destinĂ©e Ă  dĂ©tourner les esprits de l’essentiel afin de mieux les endormir et les placer dans un Ă©tat d’attentisme

   10 “La roche Ă  l’eau doit connaĂ®tre la douleur de la roche au soleil”: proverbe crĂ©ole selon lequel, suite Ă 

   un retournement dramatique de fortune, la pierre qui, plongĂ©e dans une eau quelconque, en jouit de

   la fraĂ®cheur connaĂ®tra un jour la douleur de la pierre exposĂ©e aux rigueurs du soleil tropical. La philosophie

   qui sous-tend cette pensĂ©e implique que les gens aisĂ©s peuvent perdre un jour leur situation, comme les

   Barnave, pour “enfin” faire l’expĂ©rience des affres de la misère, Ă  l’instar des Ti Oma  (version restavèk, bien

   sĂ»r).

   11 “Doigts longs supĂ©rieurs” et “grands mangeurs”: termes appliquĂ©s dans le langage courant haĂŻtien aux

   partisans des rĂ©gimes duvaliĂ©riste et lavalassien, respectivement, soupçonnĂ©s d’être des politiciens

   et fonctionnaires publics s’adonnant Ă  la corruption et au dĂ©tournement de fonds publics.

   12 DĂ©chouqueurs, chimères, zenglendos: termes devenus courants dans le langage haĂŻtien dans le contexte

   de la grave instabilitĂ© politique et sociale qui a Ă©clatĂ© dans le pays depuis la chute de la dictature duvaliĂ©riste

   le 7 fĂ©vrier 1986. Ces termes dĂ©signent des praticiens du lynchage et du pillage (le premier), de

   l’intimidation et de la violence politiques (le deuxième) et du banditisme et du meurtre (le troisième).

   Cependant, les lignes dĂ©marcatives entre ces trois groupes ne sont pas nettement dĂ©finies, la clameur

   publique en HaĂŻti rapportant l’appartenance simultanĂ©e de maints individus Ă  plus d’une catĂ©gorie

   13 Traductions de l’auteur.

   14 Mes amis, quel est celui qui viendra trouver Sentaniz dans les gros livres ?

   15 Si l’on se rĂ©fère Ă  certains contextes oĂą ce terme s’employait alors, il voudrait exprimer la fiertĂ© d’avoir

   la peau noire.

   16 Mulâtresse: fĂ©minin de mulâtre, type d’HaĂŻtien Ă  la peau claire.Ă€ l’origine, du temps oĂą HaĂŻti Ă©tait une

   colonie française, le mulâtre Ă©tait l’enfant d’un colon blanc et d’une esclave noire

   17 Grimelle: en “français d’HaĂŻti”, fĂ©minin de “grimaud”, appellation familière d’un type d’HaĂŻtien Ă  la peau

   plus ou moins claire.

   18 C’est-Ă -dire des membres du clergĂ© catholique, du clergĂ© protestant et du clergĂ© vodou.

   19 “Leur langue est aussi Ă©picĂ©e que la sauce du kalalou tonm-tonm de Torbeck”:Torbeck est une localitĂ©

   situĂ©e près de la ville des Cayes, dans le DĂ©partement du Sud. Le kalalou tonm-tonm est une spĂ©cialitĂ© de la

   rĂ©gion sud d’HaĂŻti; elle se fait Ă  base de gombo (kaloulou) et d’“arbre vĂ©ritable” (lamveritab), gros fruit

   dont la chair amylacĂ©e c’est-Ă -dire de la nature de l’amidon se consomme cuite (bouillie ou frite).

  20 Leur langue est aussi douce que le rapadou (sorte de sucrerie) de DibĂ©dou (localitĂ© situĂ©e près de la ville

   de Gros-Morne, dans le DĂ©partement de l’Artibonite).

   21 Leurs yeux sont aussi verts que l’eau du fleuve Artibonite

 

 

   Bibliographie

   CavĂ©, Syto. “Lettre d’HaĂŻti.” In Le Nouvelliste (un quotidien haĂŻtien), mercredi 25 avril 2001.

   EstĂ©s, Clarissa Pinkola. Women Who Run With the Wolves. Psychology/Women’s Studies.New York:

   Ballantine Books, Random House, Inc., 1995.

   Institut HaĂŻtien de l’Enfance (IHE). EnquĂŞte MortalitĂ©, MorbiditĂ© et Utilisation des Services 2000

   (EMMUS-III). Port-au-Prince: IHE, 2000.

   Lucien, Charlot. Ti Oma (CD). Koleksyon Kozman Sou Sosyete Ayisyèn.

   Boston: Productions CJL (617-776-5829), 2001.

   Martineau, Jean-Claude. Production diverse, annĂ©es 1970-90

   Organisation des Nations Unies (ONU), AssemblĂ©e GĂ©nĂ©rale.CommuniquĂ© de Presse GA/SHC/3549

   du Troisième ComitĂ© (Social, Humanitaire et Culturel) publiĂ© Ă  l’issue de la 35ème RĂ©union, 5 novembre 1999.

   Organisation des Nations Unies (ONU), Commission des Droits de l’Homme. DĂ©claration du PrĂ©sident faite Ă 

   l’issue de la 57ème Session, Genève, 27 avril 2001 (Service d’Information des Nations Unies).

   Sixto, Maurice A. Choses et Gens Entendus. Histoires et nouvelles publiĂ©es dans les annĂ©es 1960-1980,

   rĂ©cemment compilĂ©es en six CDs par Fresco Productions et Le MĂ©lomane

   (2001, PĂ©tion-Ville, HaĂŻti: 509-256-1090).

   The Washington Times. Slave Children Owned by Poor. Édition du 22 aoĂ»t 2000.

____________________

Littérature Orale Haïtienne: Analyse d’un Nouvel Apport

par Ludovic Comeau Jr.

DePaul University

 Peintures de Charlot Lucien

Le danseur au tambour

Le poids de l’esclavage

Le déni de l’irréversible

La beauté et le tambour

Toussaint sur son cheval Bel Argent

Toussaint enfermé au fort de Joux

Passivité

 

AVERTISSEMENT :

Ce texte est mis sur Internet avec l’aimable autorisation de Ludovic Comeau Jr.

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque qu’il soit déjà existant ou à venir. La reproduction et la diffusion sur un autre site Internet est strictement interdite . Le contenu de cette page est destiné à un usage strictement privé et uniquement dans le cadre du cercle de famille et non destiné à une utilisation collective. Les contrevenants peuvent s'exposer à des poursuites judiciaires et pénales. Bremen le 06 février 2004.

Christel J Stefariel, c/o Peter Mioch, Karl-Lerbs-Str. 7, 28201 Bremen, Allemagne

 

©2004-2008 Peter Mioch, 28201 Bremen Germany